CHAPITRE VIII
Joru désigna un point blanc qui grossissait progressivement à l’horizon.
— L’aéronef !
Ilanka et Le Vioter s’immobilisèrent à leur tour et regardèrent dans la direction indiquée par le bras tendu du rémineur. Nu, la deuxième étoile, était arrivée à son zénith et le ciel avait pris cette teinte gris-bleu uniforme et métallique annonciatrice de canicule. La barrière montagneuse semblait se reculer au fur et à mesure qu’ils en approchaient. Le matin, ils avaient escaladé un versant abrupt, presque vertical, qui donnait sur un vaste plateau couvert de fleurs aux couleurs éclatantes. Les corolles s’étaient progressivement ouvertes avec l’avènement du jour et, depuis, bercées par une brise légère, elles émettaient d’incessants murmures qui composaient un fond sonore harmonieux en dépit des dissonances apparentes.
— Comment ont-ils retrouvé vos traces ? demanda Le Vioter.
— Le domajeur, le responsable de l’octave, dispose d’un transmetteur interplanétaire qui lui permet de contacter à tout moment le palais impérial de Cham, répondit Ilanka. Les techniciens ont probablement donné de nouvelles instructions aux sondes de surveillance.
À l’aube, une sphère métallique les avait survolés et observés pendant quelques secondes. Ils avaient d’abord cru qu’elle effectuait une reconnaissance de routine, qu’elle comparait les analyses de ces trois promeneurs isolés aux codes ADN contenus dans son fichier.
— Elle devrait vous attaquer, avait murmuré Joru, les yeux levés sur la sphère brillante. Elle ne possède pas vos coordonnées cellulaires.
— La sonde qui m’a agressé la première nuit lui a peut-être appris que je ne suis pas quelqu’un de très fréquentable, avait suggéré Rohel.
La disparition de la gardienne mécanique, aussi brusque et silencieuse que son intrusion, avait semblé le conforter dans cette hypothèse, mais il se rendait compte, au spectacle de cette voile blanche qui volait comme un flocon d’écume au-dessus des vagues d’herbe, qu’elle avait reçu pour consigne de localiser les fuyards et de transmettre leurs coordonnées géographiques au chœur impérial.
— Ils ne renonceront pas tant qu’ils ne nous auront pas exécutés, gémit Ilanka.
Joru et elle avaient proclamé leur amour à la face de l’univers durant ces quelques heures passées dans la plaine de Kahmsin et, grisés par leur liberté, ils avaient fini par croire que leur vie leur appartenait, qu’ils n’avaient de comptes à rendre à personne. Ils avaient oublié qu’ils étaient sur le coup d’une condamnation à mort, que les choristes les rechercheraient sans relâche pour exécuter la sentence et préserver la pureté vibratoire de la planète.
L’apparition de l’aéronef les tirait brutalement de leur rêve.
— Comment cet appareil a-t-il pu franchir le versant du plateau ? s’enquit Rohel.
— Les sondes lui ont sans doute proposé un passage praticable, répondit Ilanka. Elles connaissent les moindres recoins de Kahmsin.
Glacée d’effroi, elle se mordillait les lèvres pour ne pas éclater en sanglots. La lumière bleue, froide, de Mu et Nu accentuait sa pâleur cadavérique. Elle avait retiré le pan de tissu qui lui enserrait la tête. La blessure de son front commençait à se refermer et les taches de sang qui maculaient sa robe n’étaient plus que de vagues auréoles rouille.
— En route, fit Rohel. Vous augmenterez vos chances de leur échapper dans les montagnes.
— L’aéronef nous aura rattrapés bien avant que nous ayons traversé le plateau.
Le Vioter adressa à la jeune femme un regard à la fois déterminé et bienveillant. Il comprenait son désarroi mais le moment était mal venu de s’abandonner au découragement.
— Qu’est-ce que tu proposes ? demanda-t-il d’un ton sec. De les attendre tranquillement ? Tu as donc si peu d’amour pour Joru, si peu d’estime pour ta propre vie ?
Elle releva la tête et, les yeux brillants, le fixa avec une telle intensité qu’il eut l’impression d’être brûlé par son regard.
— Rien ne vous oblige à partager notre sort, murmura-t-elle d’une voix sourde. Ils ne vous recherchent pas.
— Tu oublies notre pacte. Nous ne nous en sortirons qu’à la condition de rester unis. D’autant que la sonde les a vraisemblablement avertis de ma présence.
— Ils n’ont aucun grief contre vous.
— Ils ont des griefs contre tous les visiteurs fourvoyés sur ce monde, lança Rohel. Sinon, ils n’auraient pas chargé des gardiennes mécaniques de les éliminer. Est-ce qu’ils sont armés ?
Ilanka haussa les épaules en signe d’ignorance. En quatre saisons de tempêtes musiciennes, jamais les choristes n’avaient été placés dans l’obligation de recourir à l’usage des armes, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’ils en fussent dépourvus. L’entrepont de l’aéronef comptait bon nombre de compartiments qui pouvaient fort bien contenir des vibreurs à ondes mortelles, des grenades à fragmentation lumineuse ou d’autres armes en vigueur sur Cham. Jorus approcha de la jeune femme, la saisit par les épaules et s’immergea dans les lacs gris et or de ses yeux.
— Je t’aime, Ilanka, et je lutterai jusqu’au bout pour continuer de respirer le même air que toi.
Il l’attira contre lui et la serra avec force. Les torrents noirs de la solmineur se jetèrent dans la chevelure dorée du rémineur. Ils formèrent pendant quelques secondes un accord parfait que soulignèrent les harmoniques des fleurs environnantes, comme si la flore de Kahmsin intégrait instantanément l’eurythmie de leurs deux corps enlacés. À nouveau, leur étreinte réveilla en Rohel les souvenirs du bonheur éphémère qu’il avait connu dans les bras de Saphyr. Ranima également le sentiment de solitude et de détresse qui veillait sur lui comme une ombre depuis qu’il avait perdu le contact avec la féelle.
— Je suis prête, murmura Ilanka.
Le vent forcit au cours de l’après-midi et permit à l’aéronef de combler inexorablement la distance qui le séparait des trois fuyards. Les fleurs libéraient des notes de plus en plus graves, de plus en plus tristes, et un troupeau de nuages noirs, lourds, se rassemblait lentement dans le ciel.
Quelques heures plus tôt, Ilanka avait expliqué à Rohel et Joru que les tempêtes musiciennes se déclenchaient quasiment tous les jours, avec plus ou moins de force, après le zénith de Nu. On n’était encore qu’au tout début de la saison et, selon la solmineur, les perturbations atmosphériques iraient progressivement en s’amplifiant, retentiraient bientôt comme des symphonies fracassantes au cœur des nuits noires. Lors de ses précédents séjours sur Kahmsin, elle s’était déjà exposée aux souffles purificateurs des tourmentes nocturnes, assise en tailleur, les bras écartés et les yeux fermés, luttant contre sa frayeur, repoussant de toutes ses forces la tentation de se relever et de courir se réfugier sous sa tente ou dans un compartiment de l’entrepont. Elle s’était enfoncé les ongles dans les paumes pour contenir cette peur venue du fond des âges qui la submergeait comme une vague immonde, mais elle n’était pas toujours parvenue à maîtriser ses muscles internes et à endiguer une miction douloureuse, brûlante. Elle s’était alors sentie humiliée, bafouée, et des sentiments inavouables, sordides, l’avaient dépecée comme des lames. Elle avait eu l’impression que des cohortes de démons surgissaient des déchirures du ciel et se déversaient sur elle comme des gouttes acides. Elle avait exploré les zones ténébreuses de son âme, là où résidaient des foyers de haine, cette frontière imprécise où elle se dépouillait de son humanité et revêtait les oripeaux d’une créature ancienne et monstrueuse.
Elle se demandait encore si elle s’était réellement métamorphosée lors de ces nuits d’épouvante ou si elle avait simplement été victime d’une illusion sensorielle. Elle se souvenait qu’elle avait marché à quatre pattes, flairé une piste humide et chargée d’odeurs. À chaque séance de purification, elle avait perdu connaissance et elle s’était réveillée en sursaut sous un ciel radieux. Revigorée par les rayons rasants de Mu, elle avait regagné le campement d’une allure aérienne, délestée d’une partie de ses fardeaux. Elle avait alors commencé à percevoir sa vibration intérieure et, en elle, s’était ancrée la certitude qu’elle appartenait au chœur de l’univers, qu’elle était une note juste, indispensable, dans la partition de la création.
Elle n’avait pas expérimenté l’extase à chaque séance, mais elle en avait conservé un souvenir suffisamment marquant pour la ressusciter en partie lorsque la chorale s’était présentée devant l’empereur et sa cour. Sa voix avait jailli de son corps avec une fluidité et une facilité déconcertantes. Elle s’était associée aux vibrations personnelles de ses frères et sœurs pour composer un hymne à l’ineffable beauté. Elle avait pleuré lors de ces quatre représentations publiques, mais ces larmes avaient été l’expression d’un pur ravissement.
Joru avait perçu des regrets dans la voix d’Ilanka. Il avait alors pris conscience de ce qu’ils avaient perdu en transgressant la loi de la Psallette, ces transports divins auxquels conduisait une vie entièrement dévouée à l’art du chant, mais il éprouvait pour la jeune femme un amour tellement vrai, tellement fort, qu’il ne lui venait pas à l’idée d’en concevoir des remords. Il comprenait toutefois la nostalgie de la jeune femme : elle avait goûté les prémices de la félicité parfaite, elle avait entrevu cet état merveilleux où l’univers était tout entier contenu dans son être et, de temps à autre, un élan l’entraînait sur le chemin de ce paradis perdu. Elle avait sacrifié ses aspirations les plus nobles, les plus élevées, pour lui faire le don de son amour, et cela ne la rendait que plus chère à son cœur.
Ils entendirent nettement le frottement du ballon de l’étrave sur la terre et les herbes. Toutes voiles dehors, l’aéronef voguait à moins de deux cents mètres d’eux. Rohel distinguait maintenant le triangle rouge et le cercle jaune dessinés sur la toile tendue, les sculptures de la coque de bois, les silhouettes immobiles et rivées au bastingage de la proue, vêtues des mêmes robes blanches que ses deux compagnons.
Il lança un coup d’œil désespéré devant lui, chercha un éventuel refuge, ne distingua aucun relief sur le plateau parcouru d’ondulations concentriques.
Joru et Ilanka jetaient des regards de plus en plus fréquents et inquiets sur l’aéronef qui fondait sur eux à la vitesse d’un oiseau de proie. Il aurait opéré la jonction dans une poignée de minutes et les vingt choristes – dix-neuf si on exceptait Xandra, la marraine de Joru – s’abattraient sur eux comme une nuée d’insectes malfaisants. Les condamnés subiraient alors le Morticant, le chant qui détruisait les neurones et entraînait la mort après une courte agonie. Les sacs, qu’ils avaient répartis en trois ballots et dont le plus léger avait été confié à Ilanka, leur battaient les mollets et leur irritaient les épaules. Malgré le danger pressant, ils ne s’étaient pas résolus à les abandonner, comme si se dessaisir de leur fardeau, c’était également renoncer à tout espoir d’échapper à leurs poursuivants.
Un masque de souffrance s’incrustait sur le visage d’Ilanka, essoufflée, livide, au bord de l’évanouissement. Elle n’avait plus le courage ou le réflexe de maintenir sa main libre sur son bas-ventre, si bien que le vent s’engouffrait dans la partie antérieure de sa robe, la plaquait contre son visage, la dénudait jusqu’à la taille. Aveuglée, empêtrée dans les plis de son vêtement, elle trébuchait sur les inégalités du sol, perdait l’équilibre, s’affaissait dans les herbes. Joru s’arrêtait alors, l’aidait à se relever, l’encourageait, la tirait par le bras pour l’inciter à repartir.
Les premières gouttes tombèrent au moment où l’aéronef, surgissant des hautes herbes dans un éclaboussement de pétales multicolores, se dressa derrière eux de toute sa hauteur et que des traits étincelants, semblables à des ondes lumineuses, crépitèrent autour de Rohel. Il se retourna, vit qu’un homme posté à la proue le couchait en joue. Les choristes impériaux n’avaient visiblement pas l’intention de le capturer vivant, contrairement à Joru et Ilanka. Il n’était qu’un hors-monde, un homme qui n’avait aucune importance à leurs yeux. Ils avaient réglé son sort avec une légèreté stupéfiante, révoltante, pour des êtres épris de perfection. Aveuglés par leur colère à l’encontre des deux enfants qui avaient enfreint leur loi, ils avaient décidé de le tuer sans autre forme de procès, comme on élimine un insecte agaçant, pour la simple raison qu’il n’avait rien à faire sur leur territoire.
D’un geste du bras, il ordonna à Joru et Ilanka de bifurquer sur leur gauche, s’écarta rapidement d’eux pour leur éviter de recevoir une onde perdue et commença à courir en louvoyant. Il entendit des ordres claquer dans le vent. Une nouvelle volée d’ondes faucha les épis et les corolles autour de lui. Le tireur, réagissant aux injonctions d’un supérieur ou d’un partenaire, avait imprimé un mouvement circulaire à son arme. Le Vioter effectua une brusque volte-face et fonça sur une dizaine de mètres en direction de l’aéronef. Il obtint l’effet qu’il recherchait puisque le tireur, pris au dépourvu par sa manœuvre, cessa momentanément de presser la détente. Pendant quelques secondes, il défia la masse imposante du glisseur. Le fourreau de Lucifal lui battait la cuisse gauche. Comme devant la sonde de surveillance, il comprit qu’il augmenterait ses chances en cessant de fuir, en remontant vers la source de l’énergie. En une fraction de seconde, il évalua ses chances, saisit tout le parti qu’il pouvait tirer de la texture du ballon qui faisait office de carène. Tout en courant, il se délesta de son sac et continua d’avancer vers l’aéronef. Puis il dégaina Lucifal, présumant qu’il n’en ferait pas un usage abusif en pratiquant un accroc dans un morceau de toile. Lays, la Djoll du Pays Noir, lui avait recommandé de ne pas dilapider la puissance de l’épée de lumière dans des combats contre des adversaires ordinaires, mais elle n’avait pas précisé si ce conseil concernait également les matériaux. Il estima que son arme conserverait sa neutralité lorsqu’il la planterait dans le ballon, puisqu’il n’exigerait d’elle qu’une simple fonction matérielle. Si la manœuvre échouait, il aurait toujours la possibilité de recourir au Mentral (il craignait toutefois qu’une nouvelle prononciation de la formule ne déclenche un bouleversement écologique beaucoup plus important que le précédent).
Des flèches éblouissantes lacérèrent la lumière déclinante du jour. Il crut d’abord que le tireur avait repris ses esprits et pressait de nouveau la détente, puis il s’aperçut que des éclairs zébraient le ciel assombri. Il entrevit derrière lui les taches claires et déjà lointaines de Joru et d’Ilanka, évalua mentalement le temps qu’il faudrait au glisseur pour arriver à sa hauteur : cinq secondes, peut-être six. Les silhouettes, intriguées par son comportement, s’agitaient dans tous les sens derrière les trois barres du bastingage. Leurs robes gonflées par le vent flottaient comme des collerettes géantes. Un homme à la barbe imposante arrachait le fusil à ondes lumineuses des mains du tireur. Le Vioter resta immobile, persuadé que le barbu n’aurait pas le temps matériel de caler son arme dans le creux de son épaule et de le coucher en joue.
Trois secondes… Le frottement du ballon sur la terre dominait à présent les lamentations des fleurs et des herbes, les claquements des oriflammes. Les pétales arrachés de leurs corolles volaient en gerbes somptueuses de chaque côté de la proue. Les gouttes d’eau libérées par les nuages formèrent tout à coup les mailles d’un gigantesque filet déployé au-dessus du plateau. Le Vioter fléchit légèrement les jambes et raffermit sa prise sur la poignée de l’épée.
Il eut encore le temps d’entrevoir le barbu, plié autour de la barre supérieure du bastingage, qui tentait de pointer le fusil dans sa direction mais dont la robe, pratiquement passée au-dessus de sa tête, lui occultait les yeux. Il fut comme aspiré par la gigantesque masse de l’aéronef mais, au lieu de s’éloigner de la carène souple, il se déplaça de quelques pas sur le côté et s’arc-bouta sur ses jambes pour résister au formidable déplacement d’air. À moins d’un mètre de lui, le glisseur coucha les herbes et racla la terre comme un soc de charrue. Des minuscules projectiles de terre lui criblèrent les jambes et le torse. Il détendit le bras comme un ressort et frappa le ballon de la pointe de l’épée. Le tissu, probablement enduit de l’une de ces résines de synthèse qui lui garantissait une solidité à toute épreuve, ne céda pas. Son élasticité se combina à la vitesse de l’appareil pour écarter brutalement le bras de Rohel et le déséquilibrer. Une douleur fulgurante lui disloqua l’épaule mais il serra instinctivement la poignée de Lucifal et réussit à se maintenir debout. Il entendit des cris au-dessus de lui, devina que les choristes se déplaçaient rapidement vers la poupe pour le coucher en joue ou lui lancer une grenade à propagation lumineuse lorsque l’aéronef l’aurait dépassé.
Il jugea qu’il devait présenter la lame légèrement de biais s’il voulait obtenir un résultat. Ignorant la douleur, luttant contre les tourbillons, il effectua un quart de tour sur lui-même, bloqua le pommeau arrondi contre son sternum, tendit l’épée à l’horizontale. Elle s’enfonça dans le matériau souple mais, même présentée en oblique, elle rencontra une forte résistance. Arraché du sol, traîné sur les herbes humides, Le Vioter eut l’impression que le pommeau lui fracassait le sternum. Il ne lâcha pas l’épée cependant et parvint à garder suffisamment de lucidité pour se rendre compte qu’à la moindre chute il serait happé par la carène et déchiqueté comme du bois mort. Il transféra son centre de gravité dans ses jambes pour rester debout et, emporté par la vitesse de l’aéronef, continua de glisser sur ses pieds. La lame s’enfonça encore dans le ballon, au point que la toile lui frôla le visage. Des glapissements retentirent au-dessus de lui, dominèrent le grondement assourdissant produit par la friction de la carène sur la terre. Ils traduisaient l’étonnement des choristes qui, massés à la poupe, s’étaient attendus à repérer la silhouette du hors-monde dans le large sillage tracé par le glisseur.
Il sembla à Rohel que la poignée de l’épée plongeait à l’intérieur de sa cage thoracique et lui perforait les poumons. Le tissu se gonflait de plus en plus, le cernait de toutes parts, comme mû par la volonté d’avaler cet humain qui tentait de le crever à l’aide de son dérisoire aiguillon métallique. L’humidité déposée par la pluie lui permettait de déraper sur les herbes couchées et de garder son équilibre. La douleur se propageait comme une plante Carnivore qui le dévorait de l’intérieur. Il ne pourrait pas tenir longtemps cette position. La toile, conçue pour résister aux incessants frottements sur des surfaces dures et parfois hérissées de cailloux aux arêtes tranchantes, était trop solide pour se fendre sous la simple pression d’une lame métallique. Du coin de l’œil, il entrevit des mouvements au-dessus de lui : les choristes s’enroulaient autour du bastingage et se tendaient vers l’avant pour l’observer. Les éclairs, nerfs à vif d’un ciel tourmenté, se chevauchaient à l’horizon.
Au moment où Le Vioter, vaincu par la souffrance, s’apprêtait à se jeter en arrière, une lueur éblouissante embrasa la lame de l’épée. Il crut d’abord que la foudre était tombée près de lui, puis une chaleur intense se diffusa dans ses mains, dans ses bras, dans sa poitrine, et il comprit que Lucifal, même si elle n’affrontait qu’un vulgaire morceau de toile, recourait à sa puissance occulte pour lui venir en aide.
Dès lors, il ne fallut qu’une fraction de seconde à l’épée pour provoquer un accroc dans le ballon de la carène, qui se dégonfla subitement dans un sifflement prolongé. L’aéronef conserva son allure tandis que Rohel, ne rencontrant plus de résistance, ralentit brutalement. Déstabilisé, il dut de nouveau transférer son centre de gravité pour maintenir l’épée plongée dans la déchirure de la toile. Il discerna le crissement du tissu qui se fendait sur le tranchant de la lame. Il s’immobilisa au bout de cinq ou six secondes, après avoir pratiqué une incision de plusieurs mètres sur le flanc souple de la carène. L’aéronef poursuivit sur sa lancée, le dépassa et fila sur le plateau en direction de la barrière montagneuse. Il vit encore les silhouettes affolées des choristes sur le pont et sur le poste de pilotage, la pointe du mât qui semblait vouloir trouer les nuages bas, les drisses tendues comme des cordes d’arc, les sculptures luisantes de la poupe.
L’appareil vogua en ligne droite pendant deux ou trois cents mètres avant d’infléchir sa trajectoire. La voile se relâcha subitement, comme frappée par un éclair, déséquilibrant l’ensemble de la structure. La gîte soudaine projeta plusieurs choristes par-dessus le bastingage. Des hurlements dominèrent les grondements de l’orage et les plaintes des fleurs. L’aéronef se rétablit partiellement, mais l’affaissement du ballon l’entraîna à se coucher sur le flanc et il finit par se disloquer à l’issue d’un interminable dérapage.
Rohel rengaina Lucifal, vérifia que son vibreur cryo n’était pas tombé de sa poche, repoussa la tentation de s’allonger, oublia la douleur qui lui vrillait tout le corps, renonça à l’idée de récupérer son sac et entreprit de rejoindre les points blancs et mouvants de Joru et d’Ilanka qui, dans le lointain, se confondaient avec les corolles.
Il ne se préoccupa pas des choristes qui s’étaient relevés non loin de lui. Il savait qu’ils n’avaient rien à craindre d’eux tant qu’ils n’auraient pas soigné leurs blessés et enterré leurs morts. Leurs regards incrédules allaient sans cesse de la carcasse démembrée du glisseur aux corps inertes de leurs frères et sœurs couchés dans l’herbe.
Même en marchant à une allure soutenue, il fallut plus d’une heure à Rohel pour arriver à la hauteur de Joru et d’Ilanka. Une pluie battante, glaciale, et un vent irascible avaient supplanté les éclairs et les roulements d’orage. De nouveau, un chœur à la tristesse poignante s’élevait des végétaux et des entrailles de la terre. Les deux fuyards avaient tendu un tissu au-dessus de leurs têtes pour se protéger de la cataracte qui se déversait des nues.
La douleur de son thorax s’était assourdie mais elle continuait de l’élancer, de dérouler ses tentacules dans ses membres et sa tête. Ses vêtements détrempés pesaient des tonnes et la froidure humide le transperçait jusqu’aux os.
Ils l’attendaient, serrés l’un contre l’autre, aussi transis que lui. Ils le regardèrent approcher avec l’expression résignée de petits animaux apeurés par la présence d’un prédateur. Malgré sa virulence, le vent s’acharnait en pure perte sur leurs robes et leurs sacs alourdis. Ils semblaient à la fois soulagés et dérangés par sa présence. La solmineur se décida à rompre un silence qui commençait à devenir pesant.
— Qu’est-il arrivé à l’aéronef ?
— J’ai crevé le ballon de la carène, répondit-il.
— Impossible ! s’écria la jeune femme. Il est prévu pour glisser sur des arêtes tranchantes sans se déchirer.
— Ses concepteurs n’avaient pas prévu qu’il se heurterait à cette épée, fit Le Vioter en désignant le fourreau.
— Votre gros clou ne coupe pas davantage qu’un rocher pointu !
Le crépitement de la pluie et les gémissements des plantes les contraignaient à hausser la voix pour se faire entendre. L’agressivité d’Ilanka n’étonna pas Rohel : elle s’était identifiée pendant quatre années aux valeurs de la Psallette, non seulement à ses règles morales mais également à son cadre de vie, aux bâtiments sur Cham, à cet aéronef qui symbolisait les saisons des tempêtes musiciennes. Elle connaissait le prix à payer de sa faute, mais elle n’admettait pas qu’un tiers, un hors-monde de surcroît, s’en prit à la chorale impériale : c’étaient quatre années de sa vie qu’il venait de tailler en pièces.
— Lucifal n’est pas qu’une arme de métal, mais également de lumière, répliqua-t-il avec calme.
— Métal ou lumière, elle a peut-être entraîné la mort de plusieurs choristes impériaux.
La colère et la fatigue se conjuguaient pour creuser les traits de la jeune femme. Ses cheveux se répandaient en sombres ruisseaux sur ses épaules et sa poitrine.
— Ils avaient l’intention de me tuer, déclara Rohel. Ils ne m’ont pas invité à expliquer les raisons de ma présence sur Kahmsin. Ils m’ont placé dans l’obligation de me défendre.
— Que vaut votre vie comparée à la leur ?
Ilanka se détacha de Joru et sortit de l’abri précaire offert par le toit de tissu. Ses lèvres bleuies par le froid, presque mauves, contrastaient durement avec la pâleur de son visage. Sa poitrine, sculptée par sa robe détrempée, se soulevait à un rythme soutenu.
— Ils ont passé toute leur existence à rechercher l’harmonie absolue, poursuivit la solmineur. Et vous ne leur avez pas accordé davantage de considération que s’ils étaient des mortels ordinaires, vous avez brisé leur élan avec la même brutalité qu’un barbare des continents oubliés de Cham.
— L’évolution se mesure à la capacité de tolérance, rétorqua Rohel. La recherche de la perfection passe par l’apprentissage de l’acceptation, de la compassion. Ils n’éprouveraient pas le besoin de se protéger par des sondes et des règles s’ils avaient réellement atteint un état supérieur. Ils respecteraient toute vie dans cet univers, la mienne comme les autres, parce qu’elle a autant d’importance que la leur. Ils partageraient les fruits de leur recherche, ils ne chanteraient pas seulement devant l’empereur et sa cour, mais devant chaque homme et chaque femme désireux de les entendre. Ils ne vous ont pas condamnés à mort parce que vous avez bafoué leur loi, mais parce que vous représentez un danger à leurs yeux.
Ilanka tenta de soutenir le regard de son interlocuteur mais elle baissa rapidement la tête comme une enfant prise en faute. Cet homme lui avait sauvé la vie et elle s’obstinait à défendre ses bourreaux. Les plaintes nostalgiques des fleurs vibraient en elle comme des sirènes de détresse.
— Quel danger ? demanda Joru.
— Pendant des siècles, ils ont confisqué le chant à leur profit.
— Je ne suis pas entré à la Psallette depuis longtemps, coupa le rémineur, mais je puis vous affirmer que les choristes impériaux ne sont pas intéressés par l’argent ou les possessions.
— Ils se sont proclamés gardiens du savoir. Ils ressemblent à ces collectionneurs qui prétendent être les seuls à pouvoir apprécier les œuvres d’art en leur possession.
Joru laissa tomber le tissu, devenu trop lourd et aussi perméable qu’un grillage.
— Les tempêtes musiciennes tueraient les visiteurs impurs, avança-t-il d’un ton hésitant.
— C’est justement pour ne pas le savoir qu’ils veulent vous exécuter. Si vous surviviez aux tempêtes malgré votre faute, leur système de valeurs s’effondrerait comme un château de cartes. Leurs privations, leurs mortifications, leurs frustrations leur apparaîtraient après coup comme un insupportable gâchis. Vous leur tendez un miroir redoutable : ils se voient en vous tels qu’ils sont et non tels qu’ils voudraient être. Vous n’avez pas à regretter d’avoir transgressé les interdits. Vous gardez toutes vos chances – je pense même que vous les avez augmentées – de goûter l’harmonie, de joindre votre voix au chant de la création.
Joru se rapprocha d’Ilanka et l’enlaça par la taille. Elle releva la tête et, d’un geste furtif de la main, écarta les mèches alourdies qui lui barraient le visage. Au moment où elle ouvrait la bouche pour parler, une sonde de surveillance surgit silencieusement d’un rideau de pluie, se stabilisa, malgré les bourrasques, à quelques mètres d’eux et déclencha l’ouverture de ses volets de tir.